Médine: «islamo-caillera» ou défenseur d’une laïcité pour tous?

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«Crucifions les laïcards comme à Golgotha». Médine, l’auteur de ces punchlines à la violence décomplexée – tirées de son dernier titre Don’t Laïk – a été propulsé dans une controverse médiatique virulente. Pourtant, le 8 février 2015, le rappeur est invité dans une édition spéciale de Toutes les Frances diffusée sur France Ô. Le thème? La place de la laïcité en France. La question occupe les esprits depuis les attentats de Paris. Après avoir été décrié, Médine est désormais convié comme acteur du «vivre ensemble». De nombreuses étapes ont été nécessaires pour produire une «lecture» différente de ses paroles et cerner qui est vraiment Médine. Toutefois, un malaise persiste autour de Don’t Laïk, car les paroles de ce titre attaquent sans distinction idées et personnes, mélangeant offense et préjudice.

Médine face à la critique

Retour en arrière. Le 1er janvier 2015, le rappeur havrais a encore frappé. Habitué des chansons polémiques et figure de proue du rap dit «conscient», il aime provoquer pour «rendre le débat serein et équilibré». Coup du sort, les attentats du 7 janvier donnent une nouvelle importance à certaines de ses paroles:

Vas-y Youss’, balance le billet, j’mets des Fatwas sur la tête des cons.

Des critiques s’élèvent rapidement contre Don’t Laïk. Des intellectuels de tous bords considèrent Médine comme un «islamo-caillera», en reprenant ses mots. Ils voient dans l’œuvre du rappeur un message politique de «propagande djihadiste et des appels au meurtre de l’État islami[qu]e» (V. Cespedes).

Médine réplique par des tribunes et des posts Facebook. Il tente de justifier ses propos en appuyant leur caractère «satirique», et en mobilisant son statut d’artiste. Son but serait de défendre la «vraie laïcité» contre sa forme extrémiste qu’il appelle «laïcisme». Se comparant à Charlie Hebdo, le rappeur va jusqu’à se considérer victime d’une attaque contre la «liberté d’expression». Alors Médine, «islamo-caillera» ou défenseur d’une laïcité pour tous?

Les destins de Médine

À ce stade, la controverse est dans une impasse. Pour en sortir, il est nécessaire de mettre à l’épreuve la figure publique de Médine. Ni ses détracteurs ni Médine ne sont en mesure de convaincre le public, car ils sont acteurs de la controverse. Au contraire, seuls les critiques littéraires ou culturels, qui possèdent une forte visibilité médiatique et une connaissance reconnue du milieu artistique, sont assez externes pour être entendus. Ils sont idéalement placés pour trancher dans le vif de la polémique.

Une controverse peut connaître trois destins bien différents, avancent les sociologues Damien De Blic et Cyril Lemieux. Elle peut en premier lieu être avérée: l’ensemble de la société se ligue alors contre le coupable. Elle peut aussi se transformer en affaire, le coupable est du coup perçu comme une victime par une partie du public. Elle peut en dernier lieu être relativisée, et n’a donc plus lieu d’être.

Dans le premier cas, Médine apparaîtrait comme coupable: il serait un islamiste appelant à la haine. Dans le second, il serait considéré comme victime d’intellectuels appliquant une liberté d’expression à géométrie variable. Dans le dernier cas, le rappeur serait perçu comme un artiste usant de la satire pour participer au débat public sans, pour autant, entretenir la controverse.

Le destin réel de Médine correspond au dernier cas. Les critiques littéraires, par leurs analyses, vont désamorcer la controverse. Cela explique pourquoi il peut être présent sur le plateau de Toutes les Frances si peu de temps après cette contestation. Si la question du «pourquoi» est résolue, il reste à comprendre «comment» les critiques culturels s’y sont pris.

Vers une violence acceptable

Emile Rabaté est l’un de ces critiques culturels. Le 30 janvier, il publie un portrait de Médine dans le magazine NEXT de Libération. D’entrée de jeu, le journaliste relativise une partie de la violence contenue dans les paroles de Don’t Laïk, comme en témoigne le chapeau de son article:

Avant comme après «Charlie», ce rappeur musulman havrais boxe les laïcards et déplore une liberté d’expression à la carte.

Sous la plume de Rabaté, «crucifions les laïcards» devient Médine «boxe les laïcards». Exit la référence religieuse, bienvenue à l’allusion sportive. La boxe est un sport qui s’inscrit dans un lieu particulier avec des règles strictes. On est loin de ce que peuvent rappeler les crucifixions – dont ces images qui circulent actuellement sur le web où l’on voit des chrétiens d’Orient crucifiés par l’Etat Islamique. Sans oublier que Rabaté fait référence aux engagements associatifs de Médine. Don’t Panik Team est une association de boxe à visée éducative.

Ce n’est pas tout: le journaliste précise que la lutte de Médine n’a pas changé depuis les attentats. Rabaté fait alors appel à Fouad Bahri, rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire Zaman France, qui suit la carrière du rappeur depuis son premier album. La parole de l’expert vise à éliminer tout doute chez le lecteur: depuis 2006, Médine joue de la satire pour dénoncer des problèmes de société. Ce portrait de Médine vise donc à atténuer la controverse. Le journaliste relativise le rapport du clip de Médine avec une actualité grave et polémique en évoquant le temps long de la biographie du rappeur.

Pourtant, Médine ne s’attaque pas seulement à des idées. Il cible aussi des personnes, qu’il traite de «laïcards» ou de «cons». Ce préjudice rend difficile la défense de ses paroles. Lorsqu’un artiste critique une idée, comme la laïcité ou la République, son propos, bien qu’offensant, peut être perçu comme du ressort de la liberté d’expression. Au contraire, l’utilisation du préjudice, même quand elle se veut satirique, pose problème à la vie en commun au sein des sociétés démocratiques. Médine est avant tout un artiste à la plume riche, ce que Rabaté a confirmé dans son article. Toutefois, la situation dramatique des attentats a permis de mettre en évidence le caractère dérangeant de cet amalgame entre offense et préjudice présent dans Don’t Laïk.

SB

Ce post a été réalisé par Sélim Ben Amor, étudiant en Master, dans le cadre du cours Controverses et prises de paroles dans l’espace public délivré par Philippe Gonzalez et Léonore Cabin à l’Institut des Sciences Sociales de l’Université de Lausanne. Durant le printemps 2015, cet enseignement a pour thème «“Je suis Charlie”: l’espace public à l’épreuve de la liberté d’expression, du blasphème et de la tolérance». Ce post participe de la troisième saison de la démarche Expérience publique.

Illustration: © CC Baptiste Garçon, Médine.